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Le Repaire d'août n'aura pas lieu

Le Repaire d'août n'aura pas lieu

Suite à l'article d'Olivier CYRAN sur le site ARTICLE 11 sous le titre " Daniel Mermet ou les délices de " l'autogestion joyeuse" paru le 26 juin 2013, Le Repaire de Nancy réfléchit à supprimer l'appellation " des amis de Là-bas si j'y suis".

Avant toute décision, il est bon de se faire son opinion:

Ci-joint l'article concerné +article d'Antoine CHAO et article de François RUFFIN sur le site de Fakir, 2 reporters de l'émission.

Pour l'heure, le repaire prévu le mercredi 7 août est annulé.

On se retrouve samedi 7 septembre pour un Grand débat consacré aux transports en commun dans le Grand Nancy suite au chaos engendré par le nouveau plan de circulations des transports urbains nancéiens afin de collecter les plaintes des voyageurs mécontents.

Merci de nous faire part de vos critiques constructives par les commentaires.

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Daniel Mermet ou les délices de « l’autogestion joyeuse »

mercredi 26 juin 2013

posté à 19h23, par Olivier Cyran

Ce n’est jamais un plaisir de « tirer » sur son propre camp. Mais quand l’une des personnalités les plus influentes de l’audiovisuel « de gauche » adopte au quotidien des techniques de management dignes du patronat néolibéral le plus décomplexé, difficile de détourner les yeux. Enquête sur l’animateur un brin schizophrénique de « Là-bas si j’y suis », l’émission culte de France Inter.

Après Jacques Chancel l’année dernière, c’est Daniel Mermet qui vient de recevoir le Grand Prix de la SCAM (Société civile des auteurs multimédias) pour « l’ensemble de son œuvre ». Décernée le 21 juin dernier, cette gratification récompense un journaliste hétérodoxe de 71 ans qui a hissé le reportage radiophonique au rang d’art sonore et battu le pavé des luttes sociales en France et à l’étranger depuis un quart de siècle. Elle distingue aussi l’émission qu’il produit et anime chaque jour sur France Inter, « Là-bas si j’y suis », l’un des rares espaces dans l’empire audiovisuel français à faire écho aux luttes sociales et aux pensées dissidentes. Pour tout ce que la « gauche de gauche » compte en éditeurs, auteurs, artistes ou chercheurs ignorés par les grands médias, « Là-bas si j’y suis » (LBSJS pour les intimes) représente un refuge intellectuel en même temps qu’une fantastique aubaine promotionnelle : il n’y a guère que « chez Mermet » qu’ils peuvent accéder à un public de 610 000 auditeurs en moyenne (chiffres Médiamétrie 2012), réputés fidèles et réceptifs. Mais la remise du hochet de la SCAM – lesté tout de même d’un chèque de 7 000 euros – au baryton de la résistance FM fournit aussi l’occasion d’éclairer une facette plus méconnue du personnage : les pratiques managériales pas toujours très scrupuleuses dont il use avec les plus précaires de ses collaborateurs. L’heure étant venue d’honorer « toute son œuvre », arrêtons-nous un instant sur cette œuvre-là.

L’information ne s’est pas ébruitée hors des couloirs de Radio France, mais LBSJS peut se targuer d’être l’une des très rares émissions du service public où les souffrances au travail ont donné lieu à une enquête interne. C’était le 17 janvier 2012. Ce jour-là, alertés sur le cas de deux reporters à bout de nerfs récemment jetés à la porte par Daniel Mermet, les syndicats de Radio France (Sud, CGT, CFDT, FO, SNJ, CFTC) votent à l’unanimité l’ouverture d’une audition des membres de l’équipe de LBSJS devant le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Panique dans les murs étroits du bureau 528, où le maître des lieux tente en urgence de parer au déballage qui s’annonce : envoi de SMS aux syndicalistes, promesses de révélations compromettantes sur les deux importuns qui ont osé, selon leurs termes, « briser la loi du silence », refus outragé de répondre au syndicat Sud, qui lui a fait parvenir un questionnaire précis sur les contrats, les heures de travail et les procédures d’embauche à LBSJS. Se peut-il que la bonne voix chaude qui défend les opprimés tous les après-midi à 15 heures soit citée à comparaitre devant les élus du personnel comme le serait un patron voyou dans quelque joyeuse république bolivarienne ? Chez Sud, qui mène la fronde, on ne lâche rien : la saisie du CHSCT, c’est l’occasion tant attendue de mettre enfin sur la place publique le « comportement de petit tyran, les insultes et les méthodes de Daniel Mermet », se réjouit un permanent du syndicat.

« La plus ubuesque des impostures »

Les deux témoignages à l’origine de l’enquête ne surprennent pas les syndicalistes ni les habitués de la maison, mais, pour un auditeur confiant dans la soif de justice sociale qui paraît animer le producteur de « Là-bas si j’y suis », ils ont de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. Dans sa lettre aux syndicats, Benjamin Fernandez, l’un des deux lanceurs d’alerte, évoque par exemple « la plus crapuleuse des entreprises d’exploitation et la plus ubuesque des impostures qu’il [lui] ait été donné d’expérimenter dans un environnement professionnel ».

Journaliste et enseignant, Fernandez travaillait comme professeur de philosophie dans un lycée français de New York lorsque Daniel Mermet, qui l’avait préalablement sollicité pour un reportage à Haïti, lui proposa de rejoindre son équipe à Paris. On l’affecterait pendant quatre mois à des préparations de dossiers, après quoi on lui donnerait les coudées franches pour réaliser ses propres reportages. Aux dires de Fernandez, la promesse d’une rémunération de « 1 800 euros nets pendant six mois » – seuil à partir duquel il pourrait prétendre au gros lot des Assedic du spectacle – faisait partie des verroteries que le producteur lui fit tinter aux oreilles. Devenir reporter à « Là-bas si j’y suis » ? Proposition irrésistible ! Fernandez demande toutefois une clarification : journaliste de presse écrite, c’est un néophyte en reportage radio. « Cela s’apprend », le rassure Mermet. Confiant, il se jette à l’eau. Démissionne de son lycée, s’installe dans une soupente à Paris. À deux reprises durant l’été il rencontre son employeur, pour convenir avec lui des sujets à préparer et obtenir des précisions sur son contrat. « Nous verrons pour ça, ne t’inquiète pas », élude le recruteur. À la rentrée de septembre 20111, le jeune rapatrié frappe gaiement à la porte du bureau 528. À partir de là, Mermet montre un visage moins amical. « Quel contrat ? Ici les journalistes sont payés au résultat », lui annonce-t-il. Fernandez ne touchera que les deux tiers du cachet promis et sur une durée de trois mois seulement. En fait, à l’issue de cette période, il ne sera payé et déclaré que pour un mois et demi. Logique, puisque l’un de ses reportages, pourtant commandé, approuvé et validé par le chef, est passé à la trappe sans la moindre explication, hormis celle-là : « Oui, il est bien, mais je ne suis pas obligé de le diffuser. » Pas diffusé, pas payé, c’est le dicton de la maison.

Le salaire de la peur

À la difficulté de joindre les deux bouts s’ajoutent les délices de « l’autogestion joyeuse », comme l’appelle Mermet devant ses admirateurs : la panoplie des petites amabilités managériales destinées à faire comprendre à l’employé que sa condition le situe quelque part entre le vermisseau à tête plate et le gastéropode sans coquille. « Trois mois de laminage psychologique durant lesquelles il m’ignore impérieusement, regarde avec dédain tous les travaux que je lui propose, rejette avec mépris tous mes sujets, raconte Fernandez. Les séances d’écoute comme de proposition de sujets sont des rituels d’humiliation bien rodés qui concernent tous les reporters : Daniel Mermet écoute distraitement, griffonne sur un papier, soupire, maugrée, peste, fait des remarques désobligeantes, puis renvoie le reporter tourner de nouvelles séquences. Je verrai de nombreuses fois les reporters humiliés et même une collaboratrice fondre en larmes. “Il faut qu’ils en chient, les mener à la baguette”, c’est le credo de direction de son équipe. » Fernandez s’accroche en s’efforçant de ne pas courber l’échine, mais l’exercice se révèle par trop acrobatique. « Cela ne fonctionnera pas, tu dois commencer à chercher autre chose », lui glisse le producteur après l’émission en direct de la Fête de l’Humanité, entre deux verres de rouge et les accolades fraternelles échangées avec ses fans. Deux mois plus tard, ce sera la porte2. « Le feeling n’est pas passé », expliquera le boss en guise de motif de renvoi.

« Daniel Mermet procède en marge de tout droit du travail, en jouant sur l’affectif et sur son image de journaliste engagé à l’inflexible droiture, conclut le reporter dans son courrier aux syndicats. Nul besoin d’être un spécialiste clinicien pour reconnaître chez cet homme une pathologie communément répandue chez les aspirants au pouvoir : les pervers narcissiques jouissent de la séduction qu’ils exercent et de la domination qu’ils infligent, une autre manière d’éprouver du plaisir. Le problème se pose véritablement quand ce complexe est érigé en système de management et s’épanouit sous les oripeaux de la droiture éthique et de l’humanisme flamboyant. Les auditeurs qui, fidèles au credo de l’émission, honnissent les mythologies mystificatrices et les machines de soumission, en tireront, comme moi, et comme les syndicats de Radio France, les justes conclusions. »

Le second témoignage émane de Julien Brygo, un journaliste qui a travaillé un an et demi à LBSJS et réalisé quelques-uns des reportages les plus marquants de la saison 2010-2011 (le voyage de presse à l’usine de Bolloré, les toilettes du palace parisien le Bristol, la réquisition par l’armée des raffineurs grévistes de Grandpuits…). « Quand on arrive chez Mermet, il faut d’abord accepter d’être considéré comme un nouveau-né, ou une sorte de stagiaire privilégié qui doit s’estimer extrêmement chanceux qu’on le regarde et qu’on écoute ses sons. On nous présente l’accession au statut de reporter permanent comme une mission divine parsemée d’embûches, un long chemin censé acter l’entrée dans une “vraie famille”, pendant lequel le reporter doit se donner à fond, prouver qu’il est compatible avec les humeurs du chef et qu’il est bien digne de devenir l’un de ses “petits”. J’ai accepté de ne pas compter mes heures de travail, de travailler chaque jour au bureau et chez moi, de cesser les piges que je faisais ailleurs et d’encaisser les joutes verbales de Mermet. Quand on cherche à pratiquer un journalisme offensif de ce niveau-là, on se persuade que le jeu en vaut la chandelle. » Brygo paie de sa personne. Après avoir travaillé six mois gratuitement, le temps de se former aux exigences spécifiques de l’émission, il accède au « tarif débutant » à la rentrée 2010 (638 euros nets par reportage), avant de goûter au traitement mirobolant des « confirmés » (927 euros nets par reportage, assortis d’un rabais de 50 % sur le second volet d’un reportage en deux parties).

Crime de haute trahison

Brygo va tenter à son tour de décrocher la carotte de l’intermittence du spectacle, agitée sous le nez de chaque nouveau reporter. Mais dix-huit mois de bons et loyaux services et dix reportages diffusés ne lui suffiront pas pour atteindre le seuil fatidique des 507 heures en huit mois. Car le système est d’une pingrerie savamment étudiée. Chez Mermet comme ailleurs dans la maison ronde, le temps de travail est pré-quantifié à 42 heures par reportage diffusé, une plaisanterie quand on sait que l’enquête, la prise de son et le montage prennent au moins trois fois plus de temps. La législation a beau retenir le temps de travail comme critère suprême de la rémunération, le héraut des droits des travailleurs impose à son personnel de ramer sans compter ses heures. Mais Brygo « ne moufte pas ». Malgré le rachitisme de la paie et un climat irrespirable, il ne demande pas mieux que de se « donner à fond » et à temps plein.

Sa motivation paraît porter ses fruits, jusqu’à ce fameux reportage sur les forçats du prospectus. Le sujet consistait à suivre des personnes âgées qui arrondissent leur maigre retraite en distribuant des tracts publicitaires. Dans le cadre de son enquête, Brygo s’invite dans le bureau du président d’Adrexo, l’un des gros de ce marché. Le patron juge-t-il normal de faire courir des précaires du troisième âge pour pas plus de trois ou quatre cents euros par mois, quand lui-même se verse royalement un salaire de… combien, au fait ? À cette question, le patron se rebiffe : « Mon salaire n’est pas le sujet, je ne vous demande pas quel est votre salaire à vous ! » « Mais je peux vous le dire, rétorque le journaliste du tac au tac, je gagne entre 800 et 850 euros par mois. »

En règle générale, Daniel Mermet écoute intégralement chaque sujet avant sa diffusion. Mais l’interview du patron d’Adrexo a été ajoutée sur le tard, de sorte qu’elle a échappé au contrôle préalable de l’animateur. Lequel s’étrangle en découvrant la séquence en direct. À LBSJS, la question des rémunérations est un sujet tabou qui ne doit jamais sortir du bureau 528. L’évoquer dans le cadre d’un reportage, fût-ce à brûle-pourpoint et dans le seul but d’obtenir l’information recherchée3, c’est se rendre coupable de haute trahison. Les équipiers de LBSJS pressentent l’orage qui va éclater lorsqu’à l’issue du sujet, juste avant de lancer le générique de fin, Mermet prend soin de rectifier à l’antenne : « Julien Brygo a déclaré qu’il gagnait 850 euros par mois ; c’était bien avant de rejoindre l’émission “Là-bas si j’y suis”, où tout le monde est grassement payé ! » C’est dit sur le ton de la plaisanterie, mais le taulier ne rigole pas du tout.

« On voit bien les œufs cassés, mais où est l’omelette ? »

Dans les jours qui suivent, Brygo mesure ce qu’il en coûte d’écorner le mythe d’un Mermet follement épris de justice sociale. « Il m’a dit : “C’est inadmissible d’avoir dit dans ton reportage que tu gagnais 850 euros par mois ici.” Il s’est plaint aussi d’avoir reçu plusieurs mails lui reprochant de ne pas bien payer ses reporters, racontera le journaliste. Aux yeux de Mermet, j’ai “fait du chantage sur mes cachets”. Il m’a accusé de vouloir “prendre le pouvoir” et de “saboter” l’émission, alors que je ne faisais que mon boulot. Et pour cause : j’avais accepté dès le début le traitement social réservé aux pigistes. Je suis tombé des nues, je ne m’attendais pas du tout à être conspué de la sorte. »

Dans le long témoignage qu’il livre aux syndicats de Radio France, Brygo relate en détail les charmes de la vie de reporter à LBSJS : le « tarif débutant », le « pas diffusé, pas payé (même si commandé) », les cachets au rabais et à la tête du client, l’ambiance à couper au couteau, l’habile division de l’équipe entre techniciens dotés d’un contrat fixe et reporters anxieux du lendemain, les pratiques de « harcèlement moral », les encouragements à la courtisanerie et à la délation, le rôle de contremaitre dévolu au réalisateur (« auquel le producteur a malicieusement délégué le paiement des piges »), l’obligation de postuler au statut d’intermittent, le refus de décompter les heures de boulot ou de prendre en compte le travail dominical, etc. Le lecteur en sort étourdi.

« L’une des questions qui revient le plus souvent, quand on expose la réalité sociale de cette émission, c’est : “Si Mermet méprise ses travailleurs, les divise et les interchange sans aucun scrupule, comment faites-vous pour supporter l’énorme contradiction avec ce qu’il dit tous les jours au micro ?”, observe Julien Brygo. Ce qui fait tenir ce système, c’est l’idée selon laquelle cette émission est la seule, la meilleure, la plus critique, la plus subversive, la plus exigeante… C’est en vertu de cette rémunération symbolique que les gens tiennent le coup et subissent en silence les accès de colère du patron, ses insultes, ses chantages à la valise ou ses crises existentielles. Quand le calme revient dans le bureau, après s’être défoulé sur ses “petits”, “Daniel” reprend inlassablement le fil de sa grande narration, de tel ou tel reportage mémorable à Sarajevo ou à Kaboul. Il passe sa vie à se raconter, à sublimer son propre récit, pour, toujours, alimenter sa légende, celle du grand résistant, même en face de gens qui connaissent par cœur la moindre de ses anecdotes. N’importe quelle personne qui a une fois posé les pieds dans son bureau se rend compte que seul le maître a droit à la parole et qu’il y règne un silence de mort. Au long des années, il a fragmenté ses équipes en créant des rivalités factices dont il joue constamment (“tu es meilleur qu’elle, c’est toi qui a fait le reportage le plus modeste et génial”) pour consolider son trône et régner en divisant. Il en résulte un esprit de compétition et de soumission qui ne rend pas l’émission meilleure, au contraire. On dit qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs... Chez Mermet, on voit bien les œufs cassés. Mais où est l’omelette ? »

Pourtant, tout le monde n’est pas maltraité à « Là-bas si j’y suis ». Les reporters permanents, comme Giv Anquetil, Antoine Chao ou Charlotte Perry, disposent de revenus corrects et d’un statut de « lieutenants du bon dieu » qui les met à l’abri des tourments. Mais ce privilège ne va pas sans contreparties, au premier rang desquelles l’obligation de regarder ailleurs quand un collègue se fait démolir. La solidarité des travailleurs, c’est bon pour l’antenne, pas pour le bureau 528. Certains, comme Antoine Chao, donnent des coups de main aux débutants et tentent parfois d’arrondir les angles. Mais, en cas de conflit, il n’y a plus personne. Plus encore que les conduites autoritaires de Mermet, c’est l’incapacité de l’équipe à faire front contre elles et à soutenir les camarades les plus fragilisés qui signe la déroute de l’émission sur le plan de ses principes politiques.

La foudre de Zeus

Là encore, le témoignage de Julien Brygo livre quantité d’anecdotes édifiantes. On n’en mentionnera qu’une seule. Le soir du 30 juin 2011, le jeune journaliste rejoint l’équipe pour dîner dans un restaurant situé à deux pas du domicile du maître, dans la rue Montorgueil, à Paris. Il s’agit de fêter la saison qui s’achève et de commencer déjà à échanger quelques idées pour la rentrée de septembre. Brygo ne se doute pas que la conviviale bombance sera le théâtre de son « lynchage gastronomique ». À peine servie la tête de veau commandée par le patriarche, celui-ci se met à pester contre les « petits bourgeois qui cherchent à saboter l’émission ». L’ambiance tourne au vinaigre, chacun plonge les yeux dans son assiette. À l’heure du digestif, Mermet pointe l’index sur le « saboteur » maintenant identifié. Les accusations se mettent à crépiter, si farfelues qu’elles laissent Brygo littéralement bouche bée. Le producteur lui fait grief notamment d’avoir invité un soir sous son toit plusieurs de ses collègues de travail et d’avoir tenu à cette occasion des propos critiques sur le fonctionnement de l’émission – un crime de lèse-majesté que les sympathiques convives, une fois de retour au turbin, se sont empressés de rapporter au patron, en chargeant la barque au maximum. Les joies de la vie de bureau… Son mojito dressé en l’air tel la foudre de Zeus dans un péplum fauché, Mermet fait gronder le tonnerre de sa voix radiogénique : « Je t’en veux personnellement, Brygo, d’avoir créé ça dans l’équipe, des revendications salariales, alors que les règles sont claires quand tu entres dans la boîte ! C’est tant du cachet et voilà. Moi qui pensais qu’on était en autogestion joyeuse dans cette équipe, je découvre avec ce que tu as fait que tu t’es livré à des jeux de pouvoir pour prendre le pouvoir dans l’émission. Tu pourras dire que t’as travaillé à “Là-bas si j’y suis”, ça fait bien comme carte de visite, hein ? Tu pourras dire que tu t’es payé un patron de gauche, hein ? »4 Abasourdi, Brygo jette un coup d’œil autour de lui, en quête d’un éventuel soutien contre cette éruption de bontés volcaniques. Mais à la table personne ne bronche. « Je démissionne !, explose Daniel Mermet. Ouais, je démissionne, ras-le bol de bosser avec des bourgeois qui ne pensent qu’au fric ! »

S’ensuit une scène proprement biblique où, comme le racontera Brygo, « toute l’équipe s’agglutine autour du patron pour poser sa main sur son avant-bras et le convaincre de “ne pas faire ça”, de “ne pas démissionner, pas à la veille d’une élection présidentielle”. Sur ce, le patron lève le camp et tout le monde s’en va. Chacun prend son petit sac, son petit manteau, son petit casque et me laisse, jetant des regards noirs à mon endroit ou évitant les miens. Je reste là, seul, sur le trottoir, à 3 heures du matin (mon procès aura duré une grosse heure et demie). Tout ce pour quoi j’avais œuvré depuis plusieurs années venait de s’effondrer. Je réalise que ce repas était mon pot de départ ». Pas un camarade ne l’appellera au téléphone pour lui exprimer un quelconque regret ou témoignage de sympathie.

« Il a fallu que je sauve ma peau »

Pour les syndicats de Radio France, les récits de Fernandez et de Brygo ont d’autant plus de valeur qu’ils sont nominatifs. Depuis la tentative de suicide en 2003 d’une assistante de production de LBSJS5, suivie par le témoignage de deux reporters punis pour avoir refusé de signer une pétition écrite par et en soutien de Daniel Mermet6, aucun collaborateur ne s’était jamais manifesté publiquement pour dénoncer ses conditions de travail. Rien n’a jamais filtré dans la presse ou sur Internet, hormis deux ou trois échos dans des médias alternatifs à diffusion restreinte, comme CQFD et Acrimed. L’expression « loi du silence » peut paraître théâtrale, elle correspond pourtant à une réalité largement vécue. Chacun le sait à Radio France, le personnel de LBSJS connaît un « turn over » » digne d’un Taco Bell du Michigan. On a fait le calcul : entre 2010 et aujourd’hui, l’émission « modeste et géniale » a usé quatre réalisateurs, trois assistants réalisateurs, quatre attachés de production, six « chefs du répondeur » (responsables du tri des messages d’auditeurs diffusés au début de l’émission) et huit reporters. Malgré cette rotation endiablée, rares sont les vétérans qui acceptent de témoigner après leur départ.

Ève7 est de ceux-là. Cette ancienne « cheffe du répondeur », poste « le moins considéré de l’émission », dit-elle, était « payée 700 euros par mois pour un travail proche du temps plein mais déclaré comme un mi-temps. Soit 50 euros bruts pour quatre heures travaillées par jour, alors que le travail prenait souvent une à deux heures de plus ». Elle se souvient « d’un climat de travail très lourd, où chacun se méfiait de l’autre et où la règle, c’était le silence ». « Je trouve terrible, ajoute-t-elle, que la seule émission de reportages longs de Radio France soit aussi destructrice, comme si devenir reporter nécessitait de se sacrifier. À Radio France, on conseille souvent aux jeunes de passer par “l’école Mermet” pour devenir reporters. Mes plus proches collègues m’ont quant à eux déconseillé d’essayer, de peur que je ne me fasse “broyer comme les autres”. J’ai préféré quitter l’émission. »

« Il a fallu que je sauve ma peau, raconte Maurane8, une autre ancienne responsable du répondeur. Mon docteur m’a dit : “Soit vous prenez des cachets pour continuer à ce rythme, soit vous arrêtez.” J’ai arrêté. Auparavant, j’ai eu droit à mon lynchage, moi aussi. C’était à propos d’un message que je n’avais pas eu le temps d’intégrer à la liste. Mermet arrive toujours à la dernière minute et il faut que tout soit prêt en dix secondes, sinon il vous accuse de tirer au flanc. » Si elle refuse de s’exprimer à découvert, comme tant d’autres, c’est, dit-elle, « parce que cette émission est trop importante. C’est la seule qui nous reste dans les grands médias ». Un fond de loyauté indéracinable, couplé à la crainte de fournir des arguments aux ennemis politiques de LBSJS (à commencer par Philippe Val, le patron sarko-socialiste de France Inter, avec lequel Mermet semble partager néanmoins une même conception de la gestion des ressources humaines), explique en partie la réticence des anciens à divulguer les joyeuseries dont ils ont été les témoins ou les victimes. Parfois aussi, ils se découragent à l’idée que personne ne voudra les croire. Comment admettre ou expliquer qu’une émission ancrée dans l’esprit de résistance et la ferveur des mobilisations populaires, disposant d’un réseau de cent soixante-douze « repaires d’auditeurs modestes et géniaux » (AMG) et mobilisant chaque jour sur son répondeur une centaine de messages contre les négriers du capitalisme moderne, fonctionne elle-même comme une essoreuse néolibérale ?

9

« Comme certains sont nègres, moi je suis rouge »

« Ça a été trop douloureux pour moi, je ne veux plus en parler, lâche Maurane. Le rythme d’enfer, la pression, le silence dans le bureau… Et puis mon petit lynchage où, en tant que fille d’ouvriers, je me suis fait traiter de “traître à ma classe”. » Le doyen de LBSJS possède en effet cette habitude charmante qui consiste à utiliser l’origine sociale de ses employés en guise d’arme d’intimidation massive. À la manière d’un Bernard Tapie ou d’un Joey Starr, Daniel Mermet ne cesse d’invoquer ses propres origines populaires pour marcher sur la tête des autres. « Comme certains sont nègres, moi je suis rouge », proclame-t-il comme on brandit un bâton de maréchal10.

Aline L. a hésité longtemps avant de parler. « Non par crainte des représailles, nous dit-elle, ni par celle d’écorner l’image d’une émission qui porte des problématiques et des combats qu’on entend peu ailleurs. » Elle n’ignore pas « combien l’image de Daniel Mermet et de “Là-bas si j’y suis” est inébranlable aux yeux de ses auditeurs : on a beau raconter nos souffrances en détail, il y a toujours chez eux l’idée que le problème ne vient que de nous ». L’explication, commune à beaucoup de ses anciens collègues, est épidermique : « J’ai hésité parce que c’est une page que j’ai eu beaucoup de mal à tourner et qu’il m’est encore très douloureux de m’y replonger. »

Elle accepte pourtant de s’y replonger à notre demande. En 2009, Aline travaillait à RFI pour une émission sur la société française. Reporter depuis sept ans, elle commençait à « prendre confiance » dans ses capacités, à suivre ses intuitions et à tracer son chemin, qui croise un jour la route de Daniel Mermet. « Ayant été séduit par l’un de mes sujets sur la fermeture d’une usine en Normandie, il m’a invité par le biais de son réalisateur à venir travailler pour lui, raconte-t-elle. Je savais bien ce qu’on disait des conditions de travail et de son caractère tyrannique : ce n’est pas un secret quand on fréquente de près ou de loin Radio France. Le seul fait que cette émission si connue et si respectée soit en permanence à la recherche de nouveaux journalistes indiquait qu’on s’y éternisait rarement. Mais j’ai été flattée de sa démarche et la première rencontre fut plutôt sympathique. »

Aline pénètre sur la pointe des pieds dans le bureau 528, sans renoncer pour autant à ses autres collaborations et en restant prête à décamper en cas d’intempérie. « J’ai passé les premiers tests avec succès. À cette époque, Daniel était adorable, charmant, drôle, attentif. J’ai proposé un sujet sur la fermeture de l’aciérie de Gandrange, un an après les célèbres promesses de Nicolas Sarkozy. Il m’a donné son feu vert. » Le jour de la diffusion, il lui décerne un chaleureux bravo. « Venant d’un vieux routard comme lui, ce sont des compliments que l’on n’oublie pas. Un collègue m’a dit : “Tu as vraiment de la chance d’être accueillie dans ses conditions-là, je n’ai jamais vu ça. Moi, il m’a fallu deux ans pour obtenir cette considération.” J’ignore pourquoi, mais j’ai pris ça comme un mauvais présage. Je me suis dit que mon tour viendrait. »

« Que dois-je rapporter pour plaire à Daniel ? »

Après les vacances d’été, Aline propose un sujet sur le travail des jeunes en Seine-Saint-Denis. Mermet est partant car, dit-il, « ici on n’arrive pas bien à traiter de ces sujets ». Elle lui rapporte les témoignages, obtenus au terme de longues tentatives d’approche, de quatre jeunes adultes du quartier des 3000 à Aulnay-sous-Bois. « Ils avaient accepté de quitter leur carapace pour se confier un peu à moi, poursuit Aline. Ils m’ont emmené dans un squat, leur tanière, pour évoquer leurs difficultés et le mépris qu’ils avaient pour le métier de leurs pères, ouvriers à l’usine PSA voisine. Mon expérience sur ces terrains de banlieue parisienne me faisait penser que je tenais une pépite. D’ailleurs, à la première écoute, Daniel a hoché la tête, satisfait : “Mais je pense que ça peut être encore mieux... Pourquoi tu n’interrogerais pas leurs pères ?” Je savais parfaitement que les jeunes, après s’être dévoilés ainsi, ne me laisseraient jamais entrer en contact avec leurs parents. Mais Daniel m’a dit d’essayer quand même. »

Au même moment, Aline est retenue ailleurs pour un travail de deux semaines. « Daniel s’est renfrogné à l’idée que je puisse lui préférer un autre employeur. A mon retour, j’ai senti que les choses avaient changé. Je n’ai jamais trouvé les pères, mais j’ai tourné de longues heures avec d’autres jeunes, dans des missions locales. J’avais de la matière. Je remontais une émission. À chaque écoute c’était bien, mais jamais assez. Plus je repartais sur le terrain et moins je savais ce que j’allais y chercher. Je ne suivais plus mon instinct, je me disais seulement : “Que dois-je rapporter pour plaire à Daniel ?”, ce qui est la démarche la moins journalistique au monde. » Septembre, octobre, novembre… Trois mois de suite, Aline travaille sans diffusion, donc sans salaire. Jusqu’au moment où Mermet lui suggère un autre sujet, pioché dans la revue XXI : « Un reportage sur un lieu incroyable à Paris qui héberge des centaines de petits entrepreneurs venus du monde entier. » Dès les premières secondes de l’écoute, l’animateur commence à renâcler. « “Les histoires de sans-papiers, on en a entendu mille, on s’en fout”, me dit-il. Je prends note de couper ce témoignage alors qu’il écoute déjà le second : “C’est trop long, pourquoi t’as pas posé cette question ?” Puis il change d’avis : “Touche à rien, c’est parfait.” Et ainsi de suite, lui soufflant le chaud et le froid, moi ne sachant plus où j’en suis. Je repars tourner plusieurs journées, toujours sans savoir ce que je cherche. Je confie mon égarement à un collègue, qui me dit : “Je vois très bien ce que tu veux dire, en deux ans Daniel m’a fait perdre toute confiance en moi.” Cette phrase m’a hanté pendant des jours. Le peu de confiance que j’avais en moi, je l’avais acquise de façon empirique à force d’effectuer des reportages. Daniel était en train de mettre à terre tout ce que j’avais mis tant d’années à construire. »

En décembre 2009, Aline ne dort plus, devient irascible, se rend au travail « avec la boule au ventre ». Ses collègues l’incitent à tenir bon puisque « tout le monde est passé par là ». Quelques jours avant Noël, elle fait écouter à Mermet ses derniers montages. « Une fois de plus, c’est à la fois bien et pas bien, ça va et ça ne va pas. À bout de nerfs, je finis par fondre en larmes et par lui dire que je ne comprends pas ce qu’il veut. Il me jette mes lancements à la figure11 en m’annonçant avec mépris qu’il ne peut rien pour moi. Je lui fais remarquer que depuis trois mois je travaille pour rien. D’un ton condescendant il me lance : “Mais si c’est que ça on va te les payer tes reportages !” Il y avait cinq ou six reporters dans la pièce, qui est petite... Aucun n’a même levé la tête. Ils ont plongé dans leur ordinateur. Le soir, à une fête, quelqu’un me demande pour qui je travaille. Je réponds que je ne souhaite pas en parler. Croyant que c’est de la modestie, un ami à côté de moi déclare tout fier : “Mais dis-le ! Elle travaille pour Mermet !” J’ai éclaté en sanglots et j’ai quitté la fête. C’est ce soir-là que j’ai pris conscience de l’état dans lequel j’étais. » Le lendemain, Aline se rend une dernière fois au bureau 528 pour monter une ultime version de son reportage. « Je n’ai pas eu le courage de recroiser Daniel Mermet. Je suis sortie de là avec la sensation d’avoir considérablement régressé dans mon travail et en me demandant si j’étais faite pour ce métier que pourtant j’adore. Heureusement, d’autres projets m’ont sauvée. Mais, quatre ans après, je reste profondément marquée par cette année qui fut la plus sombre de ma courte carrière. Je n’ai jamais retrouvé la confiance que j’avais en mon travail avant de rencontrer Mermet. »

Un enterrement de première classe

Bâtie sur la souffrance au travail, l’omerta se nourrit aussi des sympathies que le pacha de LBSJS a nouées à l’intérieur comme à l’extérieur de la maison ronde. Au dehors, il peut compter sur la gratitude des structures politiques et éditoriales de la « gauche de gauche », pour lesquelles son émission représente un relais providentiel. Chez ses collègues de Radio France, les soutiens se font plus mesurés. « Au cours de ses trente cinq années de carrière à France Inter, on n’a jamais vu Mermet mener le moindre combat social dans l’entreprise, s’agace par exemple Alain Le Gouguec, rédacteur en chef de l’émission voisine du bureau 528 et syndiqué Sud. S’il ne se prive pas au micro de se montrer inlassablement solidaire des salariés en lutte, on ne voit rien de tel de sa part quand les lumières du studio sont éteintes et que les conflits atteignent Radio France en interne. Je suis souvent gêné quand je rencontre en privé des auditeurs d’Inter ancrés politiquement à gauche et que je les entends me dire à quel point ils apprécient le bonhomme. Évidemment, je suis d’accord avec eux pour reconnaître que Mermet produit de belles émissions, mais lorsque la dithyrambe fait de lui un saint laïc et républicain, je serre les dents. » Les syndicats ne le portent pas non plus dans leur cœur, comme l’atteste l’ouverture de l’enquête du CHSCT. À en juger par les suites données à cette même enquête, il semble néanmoins que Daniel Mermet dispose de quelques solides appuis dans les étages supérieurs de la radio d’État.

À ce stade, inutile en effet de faire durer le suspense plus longtemps : l’enquête du CHSCT s’est perdue en chemin, ensablée dans les intrigues bureaucratiques. Les élus du personnel ont certes auditionné les membres de l’équipe, à commencer par Daniel Mermet lui-même, outré d’avoir à répondre durant trois heures à des questions que « personne n’avait osé (lui) poser en vingt-cinq ans de carrière », selon un syndicaliste présent. Julien Brygo aussi a été entendu, de même que la plupart des reporters toujours en activité à cette période. Benjamin Fernandez, parti s’installer en Inde, a livré son témoignage par courrier. C’était il y a un an et demi. Depuis, plus rien. Affaire classée. Pas de compte-rendu officiel ou officieux, pas même le moindre tract syndical pour réclamer la publication de l’enquête ou faire savoir qu’elle a eu lieu.

Je te tiens tu me tiens par la barbichette

Que s’est-il passé ? Quelques semaines après la fin des auditions, le président du CHSCT a été soudainement démis de ses fonctions12. L’arrivée de son remplaçant, Christian Mettot, semble avoir refroidi les audaces des élus du personnel. Contacté par Article11, le nouveau patron du CHSCT se mure dans le silence. Selon Julien Brygo, qui l’a interpellé il y a deux mois au sujet de l’enquête, Christian Mettot lui a exposé la doctrine désormais en vigueur : « Mermet respecte le règlement intérieur » et « le dossier est vide malgré les souffrances relatées ». Du côté des syndicats, c’est motus et bouche cousue, y compris chez Sud, qui s’était pourtant engagé à « mettre le paquet » sur cette affaire. « En cas d’intervention pour escamoter l’enquête, on fera éclater les pratiques de Mermet dans un tract intersyndical », nous avait assuré il y a un an un délégué syndical Sud de Radio France. Lequel, aujourd’hui, ne prend même plus la peine de décrocher son téléphone.

Les raisons de cette capitulation demeurent mystérieuses, mais on peut hasarder une hypothèse. Daniel Mermet a toujours prétendu qu’il n’exerçait aucune fonction décisionnelle à la tête de « Là-bas si j’y suis ». Le taulier, c’est pas moi, c’est France Inter, telle est sa ligne de défense. Il l’a encore martelée le 17 juin dernier, lorsque nous l’avons interrogé par téléphone sur ses qualités de meneur d’hommes : « L’employeur, c’est Radio France, c’est France Inter. J’ai un titre ronflant et stupide qui est “producteur”, mais je suis dans la même situation que tous les membres de l’équipe de LBSJS. C’est France Inter qui décide du budget, du montant des cachets et même des embauches, et même du refus de faire travailler tel ou tel. Moi je suis l’animateur d’une équipe, ça c’est vrai, mais je n’ai pas de pouvoir sur les conditions de travail. D’ailleurs tout le monde le comprend, tout le monde le sait. » Sachant qu’il recrute lui-même ses collaborateurs et qu’il dispose d’une enveloppe de 30 000 euros par mois pour rémunérer ses pigistes comme il l’entend, l’argument du « c’est pas moi » peine à convaincre. S’estime-t-il responsable au moins de la manière dont il traite son personnel ? La question lui paraît « crétine et de mauvaise foi », destinée seulement à « remuer la merde »13. Dans le cas de Brygo et Fernandez, il certifie qu’il s’agit de « deux affaires tout à fait tranquilles et classées ». « Je conçois très bien qu’ils soient en colère, ajoute-t-il, mais les choses se sont passées de manière très régulière avec eux. » Par manque de répartie, on oublie de lui demander à quoi ressemblent ses méthodes lorsqu’elles sont un peu moins « régulières ».

L’argumentation de la « voix des sans-voix » peut paraître saugrenue. Elle recèle pourtant une part de vérité : Daniel Mermet est lui-même un salarié précaire de France Inter. Bien payé et richement doté en droits d’auteur par la SCAM, certes, mais sous contrat à durée déterminée (CDD) depuis un quart de siècle. L’avantage de cette condition, c’est qu’elle lui fournit une parfaite excuse pour précariser ou lessiver ses propres ouailles. Le producteur de LBSJS trône dans la fosse océanique qui s’est creusée au fil des ans entre le service public et le droit du travail. Il le sait et il en joue. Même si la direction de Radio France n’apprécie guère la ligne politique de LBSJS, elle protège Mermet en acceptant d’indemniser ses victimes dans le huis clos de la direction des ressources humaines. Julien Brygo et Benjamin Fernandez ont reçu chacun un chèque de quelques milliers d’euros en dédommagement du « préjudice subi » – histoire qu’ils ne fassent pas de vagues, espère-t-on là-haut.

Quand sonnera l’heure de sa retraite bien méritée, Mermet saura sans doute monnayer au prix fort son propre préjudice. Eu égard à la stature et à l’ancienneté du personnage, une action en justice de sa part coûterait les yeux de la tête à Radio France et mettrait en lumière son système d’illégalité pyramidale. Pour la direction, mieux vaut donc fermer les yeux sur l’étrange épidémie de maltraitances qui décime le bureau 528. Un raisonnement que partage apparemment le nouveau président du CHSCT. Quant aux syndicats, on se demande ce qu’ils fabriquent. Pour retrouver le goût de la lutte, peut-être devraient-ils écouter plus souvent « Là-bas si j’y suis ».

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Antoine CHAO répond sur Rue 89:

Harcèlement à « Là-bas si j’y suis » : la réponse d’un reporter

« L’avantage de la radio sur le cinéma, c’est qu’à la radio l’écran est plus large », disait Orson Welles. Réduire l’histoire de « Là-bas si j’y suis » à un psychodrame écrit à travers la lentille déformante de la rancœur me semble un peu étroit.

Elargissons le champ de vision et de réflexion sur l’histoire de « Là-bas si j’y suis » sans se focaliser sur le récit de quelques-uns d’entre nous dont l’expérience a été malheureuse, douloureuse, voire destructrice.

Je vais essayer d’y contribuer avec quelques lignes qui témoignent de mon expérience différente à « Là-bas si j’y suis ». Beaucoup de membres de l’équipe de Mermet ne vivent pas ou n’ont n’a pas vécu cette expérience professionnelle de façon dramatique. C’est mon cas, et j’y travaille depuis bientôt douze ans.

De cinq émissions par semaine à quatre

Non, ce n’est pas un scoop : participer à l’élaboration de « Là-bas si j’y suis » n’est pas un boulot paisible et confortable, Daniel Mermet n’est pas toujours tendre avec ses collaborateurs. Mais son exigence voire son intransigeance ne sont peut-être pas sans rapport avec la qualité et la longévité de cette émission.

Des moments de tension dans notre bureau exigu ? Oui, cela arrive. Mais quel média s’affranchit du moment de tension et de stress qu’est le bouclage ? « Mickey Parade » ? Même pas sûr !

D’autant plus qu’à « Là-bas si j’y suis », le bouclage est quotidien. Enfin, il l’était, puisque la direction de France Inter nous a annoncé, le 28 juin, son intention de supprimer l’émission du vendredi et 20% du budget par la même occasion. Les conditions de production de l’émission et de rémunération de l’équipe risquent d’en prendre un coup à la rentrée.

Pas rare de récuser les décisions de Mermet

Oui, les coups de gueule de Mermet sont une réalité et sont même devenus légendaires dans le monde de la radio. Mais ils ne sont pas pour autant le quotidien d’une équipe qui devrait les subir ou les éluder sans moufter.

Oui, il existe un esprit d’équipe à « Là-bas si j’y suis », qui peut varier en d’intensité, c’est vrai, selon le contexte et la composition de cette équipe. Il n’est pas rare que nous prenions des décisions communes ou que nous en récusions d’autres prises unilatéralement par Daniel Mermet et qui nous semblent malvenues.

« Là-bas si j’y suis » est aujourd’hui le fruit d’un long travail de construction et d’entêtement de Daniel Mermet dans une Maison ronde pas toujours bienveillante, tout particulièrement la direction de France Inter ces dernières années, mais aussi de ses équipes et de ses collaborateurs successifs.

Savoir pourquoi on y est et on y reste

Oui, il y a du « turn over » à « Là-bas si j’y suis ». D’abord parce que la direction de France Inter ne propose aucun CDI : on enchaîne les CDD de quelques jours ou de dix mois au mieux. L’année prochaine, l’émission sera-t-elle reconduite, et dans quelles conditions ? Nous le savons fin juin, c’est précaire, c’est usant.

Oui, la plupart des pigistes, « cachetiers » ou producteurs de France Inter qui travaillent aux programmes sont intermittents du spectacle, situation surprenante et navrante qui devrait évoluer, espérons pour le meilleur. La renégociation du protocole d’accord relatif à l’assurance chômage des annexes 8 et 10 dites « du spectacle » doit en effet se tenir d’ici la fin de l’année 2013.

Et ensuite parce que, oui, chez Mermet, c’est vrai, on bosse beaucoup, plus que dans d’autres émissions peut-être, et c’est usant aussi : il y a de l’urgence, de l’urgence quotidienne. Il faut savoir pourquoi on y est et pourquoi on y reste, pourquoi on s’entête, pourquoi on est prêt à passer des nuits blanches pour finir un montage à temps pour l’émission du lendemain.

Pour l’amour de la radio ? Pour défendre des convictions ? En ce qui me concerne, c’est pour les deux à la fois, et c’est souvent comme ça, pour faire du son qui a du sens.

Rentrer dans le moule de cette écriture radio

Pour gagner sa vie aussi, c« est indispensable. Mais pour y arriver, il n’y pas d’école “ agréée ” et malheureusement pas de budget de formation à “ Là-bas si j’y suis ”.

Pour apprendre, ce n’est pas dans les livres, c’est sur le tas, et c’est dur. Il est indispensable, dans un premier temps, de rentrer dans le moule de cette écriture radiophonique particulière et élaborée. Oui, Il faut une certaine dose d’abnégation, il faut être capable d’apprendre encore même quand on croit savoir déjà, c’est ingrat.

L’égo, pour certains, ou la confiance, pour d’autres, peuvent en prendre un coup. Mais au bout du compte, et si l’humeur du postulant est compatible avec celle de Daniel, “ Là-bas si j’y suis ” devient un fabuleux espace de travail, de création et de revendication.

Et il n’en reste que trop peu sur les ondes. Et que la fin soit dans les moyens, je le souhaite et j’essaye aussi d’y apporter ma contribution quotidiennement, de l’intérieur.

Harcèlement moral chez Mermet : émoi en ligne, embarras en interne

Depuis la publication d’une enquête dénonçant les pratiques douteuses du boss de « Là-bas si j’y suis », les auditeurs demandent des éclaircissements.

Ce qu’il y a d’agréable quand on prépare un article sur France Inter, c’est qu’au téléphone les interlocuteurs ont tous une belle voix de radio, chaude et posée, parfaitement audible même si la ligne est mauvaise.

Ce qu’il y a de désagréable, c’est ce que ces voix racontent sur les conditions de travail au sein de la maison, à commencer par l’ambiance délétère du bureau 528, celui où se prépare « Là-bas si j’y suis », émission culte créée en 1989 par Daniel Mermet – et qui, affirme le reporter de l’émission Antoine Chao dans un texte publié sur Rue89, ne serait plus diffusée à la rentrée que quatre jours par semaine au lieu de cinq.

Quand paraît, le 26 juin, l’enquête du magazine Article11 sur les pratiques de management de l’animateur, le lien circule beaucoup dans les services, de boîtes e-mail en pages Facebook. Sa lecture « fait du bien à beaucoup de salariés », décrit l’un d’eux. Elle a « comme un effet cathartique », notamment parmi les assistantes.

Une claque pour les auditeurs, les « AMG »

Antoine Chao, l’un des reporters de « Là-bas si j’y suis », a réagi peu de temps après la publication de cet article, envoyant une réponse que Rue89 vient de publier.

Il y défend une émission dont « l’histoire » ne peut être réduite « à un psychodrame écrit à travers la lentille déformante de la rancœur ». Et reconnaît que « participer à [son] élaboration n’est pas un boulot paisible et confortable ».

Il indique par ailleurs que la direction de France Inter aurait annoncé à l’équipe qu’elle ne serait plus diffusée que quatre jours par semaine, contre cinq jusqu’ici. Y.G.

Les témoignages recueillis décodent avec minutie le système Mermet, décrit comme un savant mélange de manipulations et de menaces, se nourrissant de la précarité des reporters engagés et de leur attachement à une émission qu’ils vénèrent.

Ils ressemblent terriblement aux récits qu’on lit dans toutes les enquêtes sur les victimes de harcèlement moral. A commencer par ceux diffusés par « Là-bas si j’y suis ».

En interne, personne n’est surpris par le contenu de l’article.

A l’extérieur, en revanche, c’est la claque. Pour beaucoup d’auditeurs, « Là-bas... » est bien plus qu’une émission de reportage et d’enquête, soigneusement ficelée chaque après-midi et citée en référence dès qu’on parle de création radiophonique.

C’est un refuge pour la gauche de la gauche, « le seul » sur les radios généralistes où peut s’exprimer jour après jour une critique radicale du système.

Sans s’embarrasser d’équilibre politique, mais en revendiquant au contraire un engagement indéfectible aux côtés des plus faibles.

« T’as pas fini de me voir te rentrer dedans »

Daniel Mermet lors d’un enregistrement de « Là-bas si j’y suis », le 17 janvier 2002 (SIMON ISABELLE/SIPA)

Le long texte d’Olivier Cyran est implacable, et parmi les « auditeurs modestes et géniaux » (les « AMG », comme Mermet les surnomme), beaucoup s’émeuvent que leur référence intellectuelle se retrouve accusée d’user des mêmes ficelles que les patrons honnis au micro.

Alors ça bouillonne : plus de 450 commentaires publiés, sur un fil qui vire à la thérapie de groupe. La page Facebook de l’émission, qui compte plus de 22 000 abonnés, est aussi prise d’assaut :

« Je suis un très grand fan de l’émission, j’aime beaucoup ce qui s’y fait, cependant la lecture [de l’article] me laisse pantois. [...] Serait-il possible d’avoir une clarification ? Merci. »

« Salut Daniel. Moi aussi j’ai lu l’article. [...] Pour l’instant, je te laisse le bénéfice du doute, mais s’il se révèle vrai, t’as pas fini de me voir te rentrer dedans. »

« Daniel, tu ne ménages pas ceux qui bafouent le droit social. Tu ne peux attendre une quelconque mansuétude sur ce terrain-là de la part de tes AMG, que tu incites à l’insoumission. Alors ? Quid de cet article très documenté – et au passage bien écrit – d’Article11 ? »

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Article de François Ruffin paru sur le site de Fakir

Mes années Mermet

« Connaître sa honte et soutenir sa gloire. » Lao-Tseu.

Entrée

« Est-ce que vous aurez le temps de discuter de mon sujet, Monsieur Mermet ? »
Le « vous » et le « Monsieur » n’avaient pas trop cours, jusqu’ici, dans le bureau 528. Et ça l’agaçait, lui. Tant pis, je voussoyais avec insistance, les premiers mois, pour marquer une distance : de facto, il était le boss et moi l’apprenti. Et puis, ça ne m’a jamais plu, ces trucs supposés de gauche, où on se tutoie aussitôt, où on se traite comme des potes – pour mieux se planter des poignards dans le dos.
C’est que je suis rentré méfiant, à Là-bas si j’y suis.

Je n’étais pas fan d’une émission que j’écoutais rarement, tout en la respectant de loin, préférant les bouquins : Bourdieu, Kundera, Barthes, Halimi, Guillemin pour références. Les reportages à l’étranger m’emmerdaient, mon côté franchouillard, aucune envie de voyager par procuration radiophonique. Et son animateur causait trop, je trouvais, cabotinait un tantinet à l’antenne. En plus, j’avais croisé Thierry Scharf, un reporter d’exception, démissionnaire ou démissionné de chez Mermet, parti avec fracas – qui ne m’avait pas franchement décrit le paradis sur terre.

J’avais reçu plusieurs appels du pied, déjà, du patron.
En 2002, à ma sortie de l’école.
En 2003, après la parution des Petits Soldats du journalisme.
Mais ça n’était pas La Mecque, pour moi. Je n’ai pas accouru joyeux. Et je ne me sentais pas prêt, ni humainement, ni professionnellement, pas les épaules, trop bébé encore, malgré Fakir, malgré les procès. J’avais d’autres trucs à faire, surtout, mon œuvre, mon grand œuvre, Quartier Nord à produire, trois années à barouder dans les barres HLM, à fréquenter les toxs, à m’imprégner de Zoubir, trois années à écrire et à réécrire, dix-sept versions du même texte, plus de mille pages, ramenées à cinq cents, et à la fin le sentiment que maintenant je pouvais mourir.
Un sentiment qui, dix années après, ne m’a pas complètement quitté.

Enfin bref, cette quête m’avait grandi, il me semblait.
Je cherchais de nouvelles aventures.
J’étais mûr pour Là-bas si j’y suis.
J’ai appelé Daniel Mermet, on a bouffé ensemble, et il n’a pas accueilli mon offre à bras ouverts. Il a maugréé plutôt : « Tu sais, c’est un autre métier. »
J’apprendrais.

Kipling

Dur apprentissage.
J’ai commencé à domicile, par un reportage à Amiens, à la salle de muscu du quartier nord. Le tournage s’était bien déroulé, le maniement du Nagra pas trop compliqué, les copains m’avaient confié leurs espoirs et leurs soucis. Mais derrière, je me retrouvais avec quatre heures de bande, à trier, à monter. C’est rude à dompter, un nouveau logiciel. Je crois que c’est Totof, le gars du répondeur, qui m’a un peu montré X-Track, point d’entrée, point de sortie, Cue intérieur, Cue extérieur, etc. Une « formation » en moins de dix minutes. Après, vas-y, t’as qu’à nager. Ou te noyer.

Une épreuve comme ça – car c’en est une – je préfère l’affronter de front, en bloc, d’un coup, pas une heure le matin et une heure le soir. J’y ai passé tout le week-end, dans les locaux de France Inter, quasi jour et nuit, pieutant dans un canapé posé dans le couloir. Quel merdier ! Je confondais tous les raccourcis claviers, Control + I, J, K, O, P, pour ramener la tête de lecture au point d’entrée, pour ramener la tête de lecture au point de sortie, etc. Enfin, je progressais. Le dimanche soir, l’ordinateur a fatigué, encore plus que moi. J’ai appelé l’informaticien de service, il a bidouillé un truc, il s’est planté dans une manip, il m’a écrasé tout mon fichier : « Nan nan, c’est pas grave », je lui ai dit poli.
Mais ça m’a foutu le moral en vrac.
Comment il dit, Kipling, déjà ?
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te
mettre à rebâtir… »

Bon ben c’était pas ma vie, juste deux jours.
J’ai soufflé un peu et je me suis remis au taf le lundi.

Une semaine de ce régime, et je présentais mon sujet à « Monsieur Mermet ».
Verdict : « Ça manque de chair, d’ambiance. Faut y retourner. »
Comment il dit, Kipling, déjà ?

Viré

« Bonjour, je suis à l’Assemblée nationale, là ? Mais je croyais que j’étais au bureau de M. Juppé ? »
C’était mon troisième reportage, le premier « à l’extérieur », hors Picardie, en Lorraine, sur Daewoo et son patron sud-coréen, Kim Woo-Choong. J’avais découvert que, poursuivi dans son propre pays, recherché par Interpol, il séjournait tranquillement en France. Et que Juppé lui avait remis la légion d’honneur. C’était l’époque où l’ancien Premier ministre, condamné lui aussi, privé de mandat, était parti au Québec délivrer des cours.
J’avais appelé la mairie de Bordeaux, quand même, à tout hasard. Elle m’avait renvoyé vers « le secrétariat personnel de M. Juppé », un « 01 », à Paris. J’avais composé ce numéro et avait retenti une musique martiale « Présidence de l’Assemblée nationale, nous allons donner suite à votre appel ». J’étais crevé, complètement épuisé : j’avais dû me planter, confondre des numéros, pas possible qu’un type inéligible soit au Parlement. Je raccrochais, recomposais : à nouveau la musique martiale et « Présidence de l’Assemblée nationale », etc. J’avais des hallucinations. Je laisse sonner cette fois, on verrait bien, une dame me répond :
« Bonjour, je suis à l’Assemblée nationale, là ? Mais je croyais que j’étais au bureau de M. Juppé ?
Vous êtes bien au bureau de M. Juppé.
Mais je croyais que M. Juppé avait perdu tous ses mandats ?
Oui mais là, c’est le président de l’Assemblée qui… »
Par hasard, j’avais soulevé un lièvre, et je faisais le bêta qui ne comprend pas, je taquinais la secrétaire, qui s’énervait très fort, qui me hurlait limite dessus.

Le lendemain, vers midi, je reçois un appel de Daniel Mermet, pas content du tout : « Mais qu’est-ce que t’as foutu ? Ça fait quinze ans que je me défonce pour garder cette émission et toi t’arrives, en un mois, tu mets tout par terre ! »
Je pigeais rien.
« Mais on n’insulte pas les gens ! Là, y a Debré [alors président de l’Assemblée], qui a protesté auprès de Radio France, parce qu’un journaliste a injurié la secrétaire de Juppé.
— Mais je l’ai pas insultée…
— La direction a mené l’enquête, dans la rédaction, d’abord, et puis ils sont arrivés chez nous.
— Mais je l’ai pas insultée.
— Ils veulent te virer. Tu me fous dans la merde !
— Mais je l’ai pas insultée ! Écoute, franchement, je suis quelqu’un de posé, je suis resté parfaitement calme, c’est elle qu
i s’est énervée… D’ailleurs, si tu veux, on peut écouter les bandes.
— Tu as enregistré ?
— Bien sûr, oui. »
Ça l’a apaisé.
« OK, OK, on écoute ça après l’émission. »

Le soir, à distance, je lui passe mes dix minutes d’enregistrement.
« C’est tout ?
— Ben oui c’est tout.
— Donc, tu ne l
’as pas insultée ?
— Ben non, je te l’ai dit.
— Ah ah. (Il réfléchit.) D’accord, pour l’instant, tu bouges pas. On laisse couler un peu, et soit la direction te réintègre, soit ça va faire un scandale. »
Moi, ça m’amusait carrément, cette histoire. Ça m’arrangeait bien, de me faire éjecter de France Inter en martyr politique, avec des papiers sur ma pomme dans le Canard. D’autant que la radio, ça me fatiguait, toute cette technique à se tringueballer, ces journées de montage, etc. On m’offrait une sortie par la grande porte.

Mermet a adressé une lettre à la direction, comme quoi j’étais un « jeune confrère plein de talent », avec peut-être un rien trop de « fougue », mais que voulez-vous, il faut que jeunesse se fasse, il les a invités à écouter à leur tour mon enregistrement, et après quinze jours de bannissement, on avait rendez-vous dans le bureau du directeur, Gilles Schneider. Daniel est entré en sifflotant le pont de la rivière Kwaï, et durant une heure, eux deux ont causé de tout et de rien, de théâtre et de journalisme, de Paris et des États-Unis, et j’assistais au bavardage sur ma chaise, silencieux.
« Et pour mon cas ? j’ai fini par demander.
Oh, écoutez, faites attention la prochaine fois », a lâché Schneider.
Ils avaient fait une boulette.
Ils l’avaient compris.
Ils risquaient un retour en boomerang, genre radio d’État à la solde du pouvoir.
« Mais, dites-moi, ce son n’était pas destiné à la diffusion ? s’est informé Schneider.
Non non, l’a rassuré Daniel. C’était un brouillon.
Parfait. Eh bien, jeune homme, je vous souhaite une longue carrière dans cette belle maison. »

On a redescendu les escaliers vers le cinquième étage.
Un truc me chagrinait.
« Mais dites-moi, ça nous a fait rigoler tous les deux, le coup de Juppé. On va pas le diffuser ?
Bien sûr que si. Pourquoi ? », m’a répondu Daniel avec flegme.

J’ai commencé à écrire « Daniel », je me rends compte.
Parce qu’à partir de cet épisode, c’est devenu Daniel.
Je lui ai trouvé une rouerie et un culot rares, pour négocier dans les méandres de Radio France, pour défendre son collaborateur, pour y maintenir sa liberté. Et la mienne.

Sibérie

Il est dix heures du soir et je quitte le bureau, quasi-désert.
Plus aucun bruit au cinquième étage.
Juste la sonnerie de l’ascenseur.
« Bonne nuit, Daniel. »
Il ne reste que lui, sous un petit halo de lumière. Il épluche les courriels de ses auditeurs, ou il prend des notes dans ses carnets, ou il appelle Daniel Bensaïd.
Mentalement, je le photographie, avec nostalgie déjà : c’est un morceau d’histoire au présent que je contemple. Et je me demande : qu’est-ce qui le fait courir, encore ?

Au lancement de Fakir, les premiers mois, la première année peut-être, j’étais habité par pareille passion. Je me levais Fakir, je petit-déjeunais Fakir, je pédalais Fakir, la pensée de ce journal à remplir, à illustrer, à mettre en page, à vendre, ne m’abandonnait pas un instant, et je dormais Fakir. Mais cette obsession, sans disparaître, s’est estompée au fil du temps. Chez lui, après quinze ans d’exercice quotidien, elle est maintenue, pas intacte, mais bien présente, homme qui vit par et pour la radio, un peu beaucoup à la folie passionnément.
Ça peut paraître inquiétant, en ces temps sans passion, où le journalisme s’enseignait, dans mon école, avec cynisme, au second degré, où les aventures – surtout à gauche – se mènent avec scepticisme, avec dilettantisme.
J’y ai trouvé une beauté, moi, dans ce corps et âme avec son métier.

Mais le comble, ce fut en Sibérie.
C’est encore Daniel qui écoutait, à 5 000 kilomètres de distance, tous les messages du répondeur ! Sous nos yeux, à Paris, Totof collait un casque sur un combiné téléphonique, passait les propos des auditeurs, et j’imaginais Mermet, sur sa moto des neiges, au milieu d’immensités blanches, un téléphone portable collé à l’oreille…
Il ne lâcherait rien.
La délégation ne sera pas son point fort.

29 mai

« Bonjour, ici c’est Monsieur Fritz Bolkenstein… Vous savez que j’ai une maison du côté de Maubeuge… »
Au téléphone, j’ai pris un vague accent flamand, et je me fais passer pour le commissaire européen, en recherche d’un plombier polonais – et moins cher – pour poser son chauffe-eau. Dans la même semaine, j’ai piégé un « 0825-je sais pas trop combien », supposé nous informer sur le contenu du Traité constitutionnel européen. Et j’ai également délocalisé « Là-bas si j’y suis Express » – une entreprise fictive de transport – à Cracovie, grâce aux conseils d’un cabinet d’avocat.
C’est dire si je me marre, à jouer les Lafesse de gauche, jamais bridé dans mes facéties. Et mes canulars dissidents sont diffusés sur France Inter ! Par le service public ! Avec des antennes relais dans tout le pays ! Auprès de centaines de milliers d’auditeurs ! C’est, pour moi, une surprise constante, un ahurissement, un privilège immense… quand je suis davantage habitué, avec mon journal, à galérer pour arracher un abonné après l’autre.

En ces quelques semaines de fièvre référendaire, nous avons abattu un formidable travail. Ce n’est pas nous, évidemment, qui avons fait les 55 % de non, le 29 mai 2005 : c’est le réel qui a voté. Mais pour tous ces militants, d’Attac, des syndicats, qui organisaient des réunions dans leur bled, qui tractaient dans leur quartier, qui subissaient un déferlement de oui-ouistes à longueur d’ondes, nous avons représenté un ancrage. Ils n’étaient pas seuls. Il existait une lumière dans ce long tunnel médiatique. Et fort de cet encouragement, ils ont poursuivi leur travail de fourmi.
Rarement, voire jamais, je n’ai ainsi ressenti mon utilité politique.

Alibi


« Mais au fond, Là-bas si j’y suis, c’est un parfait alibi pour France Inter… »
À la sortie de mes débats, j’entends régulièrement cette remarque.
Du n’importe quoi.
« Quand Mermet arrêtera, est-ce que vous croyez qu’ils vont mettre, à la place, une autre émission de reportage engagée pour servir d’ “alibi” ? Non, ils n’en ont aucun besoin. On peut prendre les paris, mais ils vont remplacer ça par un truc culturel, en plateau, avec les faux impertinents des Inrocks et les chroniqueurs de Technikart. Ça leur coûtera moins cher, et c’est nettement moins risqué. »

Surtout, quand j’en ai le temps, j’essaie d’ « historiciser Là-bas si j’y suis », d’expliquer cette anomalie dans le paysage radiophonique :

En 1989, d’après ses dires, Mermet est au placard, assez déprimé. Il a fait des émissions érotiques, comiques, pour enfants, avec une image de joyeux libertaire, il me semble, mais pas vraiment politiquement engagé – malgré sa sensibilité personnelle, déjà là, bien sûr, héritée de la banlieue rouge et de Mai 68.
La « gauche » est de retour aux ministères.
Un nouveau président de Radio France est nommé, qui invite Daniel à bouffer, « j’aimais beaucoup ce que vous faites, qu’est-ce que vous me proposeriez comme émission ? » Et Mermet pond un projet de reportage au long cours, plutôt touriste, pas vraiment politiquement engagé toujours.

En ces années de « grand bond en arrière », les plans d’ajustement structurel déferlaient sur l’Afrique, sur l’Amérique du Sud, et l’Asie va suivre. Passant dans ces pays, Mermet se dit, « bon, allez visiter les pyramides, c’est bien gentil, mais faudrait quand même comprendre ce qui se passe derrière » (je caricature, bien sûr), et là, sa co-reporter, ou son assistante, Sylvie Coma je crois, lui annonce « y a un journal, Le Monde diplomatique, ils expliquent bien le rôle du FMI, et la Banque mondiale, et la Palestine, on n’a qu’à les rencontrer avant de partir en voyage, ils nous fileront des billes. » Et voilà comment – d’après moi – Là-bas si j’y suis a trouvé sa colonne vertébrale idéologique.

Au-delà d’une émission, c’est alors devenu un repère.
Pourquoi ? Parce qu’en cette décennie où la gauche comme il faut basculait à droite, vantait la libre entreprise et l’Europe de Maastricht, où l’on vivait « la fin de l’histoire » et la « mondialisation heureuse », il y avait une heure quotidienne où une autre gauche ne baissait pas pavillon, résistait à l’esprit du temps, fournissait des arguments. Qui ne se précipiterait pas sur une oasis dans pareil désert ?
Contre la mode, contre l’époque, Daniel Mermet s’est alors vraiment politiquement engagé à la radio. Et il y a rencontré le succès. De reporter talentueux, il est devenu une vedette, parfois un mythe vivant, dans un certain milieu. Et je me demande si ça ne l’a pas piégé, cette image. Pas seulement parce que je l’ai vu, parfois, mal à l’aise parmi ses « fans ». Aussi parce que, au fond, en lui, je préfère l’homme sensible, qui parle de peinture, de littérature, de son, de théâtre, d’amour, de sexe, à l’homme politique. Et que le second écrase le premier.

Qu’importe.
Plus c’est allé, plus Là-bas s’est politisé. Et au vu de sa reconnaissance – à la fois parmi le public, parmi ses pairs de la radio, parmi les intellectuels – son animateur est apparu difficilement déboulonnable.
Mais si, d’emblée, Daniel Mermet avait présenté à la direction de Radio France un tel projet, à coup sûr il aurait essuyé un refus. Non pas qu’il ait avancé masqué, mais il ignorait où le mèneraient ses propres pas.

L’écoute

Deux années durant, j’ai collectionné les Smiles SNCF, dormi dans des trains de nuit, multiplié les allers-retours Paris-Amiens, visité la Bretagne, le Limousin, Marseille, Megève, toujours en vitesse. J’ai enquête sur l’Europe et la route, sur la marine marchande, sur les multinationales de l’eau, sur les James Bond de Carrefour, j’ai rencontré – grâce à la carte France Inter – des petits actionnaires, des traders, des militants UMP, le président de la Banque centrale européenne, j’ai défendu Denis Robert et les ouvrières d’ECCE, je me suis fait passer, à Bruxelles, pour un gendre de millionnaire soucieux de s’expatrier, je me suis incrusté au QG de campagne de Sarkozy, je me suis pointé avec Marie-Hélène en AG de LVMH et elle a secoué Bernard Arnault, j’ai rencontré mon héros Maurice Kriegel-Valrimont, j’ai passé une nuit dans un foyer d’urgence à Bourg-en-Bresse et une autre avec un chiffonnier amoureux dans les beaux quartiers de Paris, j’ai enregistré – et ce fut diffusé, et je n’ai pas douté un instant que ce soit diffusé – un restaurateur qui se faisait tailler une pipe sur un parking de Limoges, bref, j’ai vécu mon métier.
C’est en athlète que j’effectuais ces reportages, une, deux, trois journées à fond, à enregistrer un maximum de témoignages, à préparer des situations, à rouler trois cents kilomètres pour obtenir un entretien, à peu dormir, révisant mes questions, mon angle, ma doc. Je me suis dépassé, j’ai essayé du moins, à chaque fois – pour me surprendre, pour surprendre les auditeurs, pour surprendre Daniel aussi.
De ces pérégrinations, je rentrais crevé, vidé de mon jus. Et derrière, il fallait encore monter, deux, trois, quatre journées devant l’ordi, avec Mermet qui te presse, éventuellement, « où ça en est ? Y a un trou dans le planning ». Reste à établir les « scripts », ensuite – un résumé de chaque plage, avec le temps, les premiers mots de la séquence, les derniers – et nous voilà prêts pour l’ « écoute » : le moment de vérité.

C’est en fin de journée que ça se passe, après l’émission, dans le bureau 528 – c’est-à-dire devant tous les présents.
Des fois, tu poireautes des heures, que Daniel Mermet ait passé ses coups de fil, relevé ses courriels, relu le passage d’un bouquin, discuté avec qui il a envie, pour accepter de jeter une oreille à ton boulot. Des fois, c’est pas le bon jour, il doit sortir, il a d’autres reportages à diriger, il a un rendez-vous, il a mieux à faire, et tu t’es tapé un aller-retour pour rien. Et des fois, il faut ravaler ton orgueil : l’attente peut être humiliante.
À la fin, quand même, le patron s’installe à sa table, règle ses haut-parleurs, et je lui passe mes scripts : « Daniel, je sais pas ce que ça vaut, mais j’ai essayé de…
— On va écouter. »

Eh oui, c’est l’écoute.
Je m’assieds à côté de lui, et je me sens redevenir enfant, le petit garçon envoyé au tableau et qui ne connaît pas bien sa poésie. Que va dire le maître ? Je suis inquiet, et pas fier de mon inquiétude.
C’est justement là, manque de pot, en l’écoutant à côté de lui, que j’entends tous les défauts de mon bazar, les coupes à la hache, les passages longuets, les prises de son lointaines. Lui souffle, s’impatiente, rature, tapote de son crayon sur la table. Et il n’a pas besoin de crier, à peine de parler, le moindre de ses gestes est ressenti avec une certaine violence.
Pourquoi ?
Parce qu’on arrive là dans un état de nervosité. On l’a porté, ce reportage. On y a mis nos tripes, notre cœur. On n’a pensé qu’à lui, quasiment, durant une semaine, quinze jours – ou un mois pour les « séries ». On a négligé notre gonzesse et notre club de foot. Ça nous rend susceptibles, chatouilleux, l’ego à fleur de peur. Et voilà que vient l’heure du jugement dernier.
D’autant que Daniel, c’est pas le genre à arrondir les angles, à te câliner gentiment, à te materner les reporters fussent-ils débutants. Ses critiques – en général légitimes, tant sur le fond que sur la forme – il te les sert sans prendre de gants.
Ça passe ou ça casse.
Quand ça casse, on a droit à quelques scènes, des voix qui s’élèvent, Pascale (la championne !) qui menace de claquer la porte, une jeunette qui sèche ses larmes. Moi je me taisais, parfois blessé, me contentant d’un « Si je suis nul en radio, Daniel, c’est pas grave, on va pas se fâcher, je vais faire autre chose ». Mais il y a, en ces instants, une indéniable tension, une crainte intime, de ne pas être à la hauteur.
Quand ça passe, ça donne des moments je trouve merveilleux, où le soulagement se mêle à la complicité. Je me souviens d’un soir, assez tard, il ne restait plus que nous deux, et il écoutait mes sons sur le familistère de Guise. Il gribouillait sur une feuille blanche, rêveusement, dessinant de mémoire, sans modèle, le fondateur barbu, Jean-Baptiste Godin, et à côté un poêle Godin, exactement ça, pile poil les modèles que j’avais aperçus dans l’Aisne. « On en avait un chez nous, dans mon enfance », et de narrer un peu la banlieue, sa jeunesse, les coupures d’eau, etc.
Je les aimais bien, moi, ses anecdotes.
Il conte bien la misère sans misérabilisme, plutôt en rigolant.
Ça m’ouvrait un peu son mystère, aussi : comment se fabrique un bonhomme pareil ?

La grande bouffe

C’est au restau qu’il m’a sauté aux yeux, le personnage : Gargantua, Pantagruel, du Rabelais vivant. Les plâtrées de barbaque qu’il s’empiffre en apéro, et les viandes qu’il dévore, et vas-y pour le frometon. Son gros pif plongé dans le cristal, qui hume le rouge. Et sa panse qui déborde.
Les premiers temps, je le suivais, coups de fourchette et boutanche. Je rentrais chez mon hébergeur, soûl, assommé, dans le coma aussitôt allongé. Au milieu de la nuit, mon estomac me réveillait, gargouillant, avec des nausées, et il me fallait dégorger tout ça en catastrophe. A genoux devant les chiottes, je décrochais le grand téléphone blanc : « Oh, mon Dieu, plus jamais je ne recommencerai ! »
Et à la grande bouffe d’après, je me laissais entraîner.
Jusqu’à, finalement, m’imposer la règle du « un sur deux ». Un verre sur deux, un plat sur deux.

Son appétit, à table, était pour moi métaphorique, celui d’un appétit pour la vie. Les femmes qu’il a dû aimer, et pas qu’à moitié. Les bouquins qu’il s’avale en insomniaque. Les colères, forcément homériques. Le verbe qui doit sonner fort et la voix de stentor. La boulimie de boulot.
Une démesure que j’observais, au présent, comme un vestige du passé, dans notre époque tout en mesure, où la « montée de l’insignifiance » se perçoit aussi dans les tempéraments.

La diff’

« T’as écouté l’émission ?
— Ouai
s ouais, bien sûr. »
Bien sûr que non.
« T’en as pensé quoi ?
— Très bien. »
Les premiers temps, j’assistais à la diffusion en studio.
Et puis, je suis resté dans le bureau, avec les baffles.
Ensuite, je l’écoutais de chez moi, en direct.
Enfin, je n’allumais plus le poste.
Pourquoi, cet éloignement progressif ?
Parce que rares sont les fois où, entendant mon reportage comme ça, à chaud, je n’ai pas éprouvé une frustration, parfois jusqu’à la colère. À cause d’un choix de musique des réals. À cause d’un micro hyper-long de Daniel. À cause d’un manque d’enthousiasme que, parfois, je devinais dans sa voix. À cause d’une erreur sur un chiffre, une date, une définition. À cause d’un interlocuteur que j’appréciais et un peu moqué.
Je me rappelle d’un reportage, sur des femmes d’Amiens-Nord, dans la mouise, qui installaient les sapins dans les rues du centre-ville avant Noël. C’était émouvant, à chialer. Et voilà que Daniel démarre son chapeau par une attaque contre Alain Finkelkraut ! Voilà qu’il fait un lien que plus artificiel tu meurs entre le nouveau philosophe réac et mon schmilblick ! Voilà que ça traîne durant quatre, cinq minutes, qu’il remet ça en milieu d’émission, et que du coup une plage d’entretien saute ! Mes plages ! Dont chaque minute représente, au bas mot, une heure de boulot ! Et il s’asseoit dessus, lui, avec son bavardage ! Et derrière, il va m’appeler, me demander « T’en as pensé quoi ? » et je vais répondre « C’était bien », faux-cul !
C’était encore mon bébé, ce reportage, mon reportage, qui devenait le sien.
J’étais trop à vif.
Fallait mettre tout ça à distance.
Du coup, je n’écoutais plus.
Seulement à froid, une ou deux semaines après, sur Internet.
Et je trouvais ça assez bon, au final. Fier de notre boulot commun.

Apothéose

« J’ai plus rien à mettre à l’antenne. T’aurais pas des idées ? »
Mermet m’appelle un dimanche, et je lui suggère, aussitôt, un portrait de Charles Piaget. Sur-le-champ, je prends rendez-vous avec le leader des Lip.
Je contacte un de ses copains.
Et également l’auteur d’une thèse sur l’autogestion.
Dès le mercredi, je suis dans le train pour Besançon.
J’occupe tout ce beau monde durant deux jours.
En même temps, un doute m’habite : c’est un peu un récit à blanc, sans situation.
Je monte en vitesse, dans le train du retour, le week-end.
Je dépose ma galette sur le bureau de Daniel, tout en le prévenant : « C’est un peu un récit à blanc, sans situation.
— Tu sais qu’ils veulent nous faire passer à 1
5 heures ?
— Ah les salauds ! »
Et je repars dans un TGV pour un Marseille, où je tourne un super-sujet sur l’immobilier avec l’interviou en or d’un promoteur. Je monte en vitesse, dans le TGV du retour, le week-end, etc., je re-déboule à Paris, et voilà mon CD de Piaget qui n’a pas bougé !
« Vous l’avez pas diffusé ? Même pas écouté ? »
Moi qui m’étais dévoué… on avait préféré des redifs ! Et idem pour Marseille, Mermet n’en passe qu’un épisode.
Je fulmine.
Je boude.
Il se fout de ma gueule, j’ai l’impression.
Pendant ce temps, la pétition pour qu’on demeure à 17 heures enregistre des signatures par milliers, par centaines de milliers, un record. Pendant ce temps, Antoine, notamment, organise un meeting au gymnase Japy avec Serge Halimi, Florence Aubenas, Patrick Champagne, Alain Rey, Louis Bozon. Et il y aura, le 30 juin 2006, ce truc mémorable, unique dans les annales de la radio : une heure sur France Inter consacrée à « Où va France Inter ? », qui dénonce dans la révolte et la joie nos propres employeurs !
Faut du cran, pour ça.
Y participer efface, pour moi, tous les griefs.

Fric

Cette année, dans ma baraque à Amiens, j’ai refait le premier étage, des chambres pour les enfants. J’en ai eu pour 25 000 €, à peu près. L’an prochain, je projette de refaire le rez-de-chaussée, pour qu’il soit plus lumineux. Je peux compter dans les 40 000 €.
Pourquoi je cause de ça ?
Parce que c’est Là-bas si j’y suis qui paie.
Tout comme Là-bas si j’y suis a payé mes années de bénévolat à Fakir.
Tout comme Là-bas si j’y suis a payé mes congés sabbatiques pour des bouquins.

Dès mon premier reportage, j’étais stupéfait : j’allais gagner 980 € !
Après des années d’indigence, le pactole était en vue.
Et je ne savais rien encore : aux revenus de France Inter, il fallait ajouter les droits d’auteur de la Scam (environ 150 € par émission), les « congés spectacle » (2 000 € par an, mais je n’étais pas bien doué pour remplir le formulaire), et surtout, surtout, surtout : le statut d’intermittent, 1 500 € par mois au bas mot.
Un eldorado !

France Inter a ensuite resserré l’enveloppe.
Je n’étais pas d’accord, et j’ai protesté alors, avec ces cachets relevés à 200 € mais pour moins de cachets, avec ce truc d’une deuxième émission payée la moitié de la première, etc. De la tambouille interne.
M’enfin, ça restait – et ça reste – une corne d’abondance.
Surtout pour qui fréquente, comme moi, la presse dissidente. Ou pire : pour qui écrit des livres…

Puisqu’on en est au fric.
Combien touche Daniel ?
Je l’ai su, je l’ai oublié. Ça se compte en milliers d’euros, un salaire de bon cadre, arrondi avec les droits d’auteur, les produits dérivés, un livre, un CD, un film. Il n’est pas pauvre, à coup sûr.
Dans le grand jeu de la concurrence entre stations, Radio France achète des Patrick Sabatier, des Isabelle Giordano, des Pascale Clark à prix d’or. À des fausses vedettes, la télé signe des chèques avec cinq zéros. Et voilà ce type, une star quand même dans son registre, qui ne possède même pas son appartement, qui ne comprend rien de rien au pognon, qui dépense tout en taxi et restau, qui serait infoutu de prendre une action, qui a connu des années de vache squelettique, qui est resté fidèle au service public durant toute sa carrière (il est vrai que le privé n’en voudrait pas trop), et on va l’accuser de quoi ? De gagner plus que ses reporters ? La blague.

Poulailler

Mon ex-compagne me les racontait durant des plombes, ses soucis aux Céméa de Picardie – une association d’éducation populaire –, le directeur, la secrétaire, les coteries, etc. Tous les soirs au dîner j’avais le droit à mon épisode.
Ça me gonflait.
Ça me gonfle autant à Là-bas si j’y suis.
Parce que, là aussi, ô surprise, et en dehors même du patron, y a des affinités et des antipathies, y a des mecs et des nanas qui seront des bons copains, et d’autres que croiser leur tronche au boulot ça suffit largement, y en a que tu aides pour leurs premiers pas et d’autres qui te gonflent d’emblée, qui débarquent avec leur arrogance, et qui t’expliquent comment tu dois faire de la radio, et que tu regardes ensuite couler sans broncher, sans déplaisir. Et tous ces sentiments, humains, trop humains, marinent dans vingt mètres carrés.

Que j’en profite pour une parenthèse : je déteste ce bureau, que je surnomme le « poulailler ». On est combien de collaborateurs à Là-bas ? Une dizaine, au moins, dans cet espace dérisoire, y en a un qui se tasse derrière la porte, on se marche dessus, jamais un coin pour passer un coup de fil, la promiscuité, nulle intimité. Jamais je n’ai réussi à vraiment bosser, dans cette taule, sauf à venir tôt le matin ou le week-end. À côté de chez nous, Rue des Entrepreneurs avait la même surface, alors qu’ils étaient trois !
Je serais le CHSCT de Radio France, moi, les conditions de travail, ça commencerait par-là. Si on se voyait moins, on s’aimerait mieux peut-être.

Le retour

« J’étais en débat hier, à Besançon, pour notre film sur Chomsky, me rapporte Mermet. À côté de moi, y avait Piaget.

Il est vachement bien, le pépère.

Tu devrais le faire en portrait.
Nan mais tu te fous de moi, Daniel ! Je te l’ai tourné ! Il y a plus d’un an ! Tu ne l’as même pas écouté…
Tiens, c’est vrai, il est où au fait ce CD ? »

Management

Je suis pas un champion du management.
J’en serais plutôt un « malgré moi ».
Avec Fakir, j’étais parti à l’abordage en isolé, avec un projet individuel, un journal à moi tout seul ou presque, façon Vallès, Marat, Desmoulins, sans me prétendre leur égal, mais dans cette longue tradition, et je me retrouve, « malgré moi », à gérer des hommes, une équipe.
Ils sont nombreux, j’ai pu vérifier, à la radio, au cinéma, au théâtre, dans les associations, les personnalités fortes, comme ça, qui se retrouvent, malgré eux, à gérer des hommes, une équipe, à la va comme je te pousse. Avec cette contradiction entre l’artiste et le collectif. Avec de la casse, souvent.

Mermet, à coup sûr, ne sera pas élu « manager de l’année ». Une formation complémentaire ne lui nuirait pas. Mais pour qui a traîné, un peu, ses guêtres dans ce milieu, c’est pas le pire taulier.
On peut lui reprocher, en revanche, une absence de clarté : quand il me causait d’ « autogestion à Là-bas si j’y suis », ça me faisait rigoler en coin. Je l’ai arrêté, à l’occasion, dans sa tirade : « Nan, Daniel, assume : c’est toi le patron. » Ça me paraît nocif, un pouvoir qui s’exerce et qui néanmoins se masque.

Du coup, à Fakir, j’ai pris le contrepied.
Sur ma porte, les collègues ont gentiment collé une étiquette « Staline » au Dymo. Et à l’accueil des nouveaux, je préviens d’office : « Ici, c’est pas l’autogestion. Chacun fait pas ce qu’il veut : y a un chef, et c’est moi. » Et au stalinisme – sans goulag pour l’instant, j’y réfléchis –, j’ajoute une dose de maoïsme : « Dans un premier temps, c’est “les intellos aux champs”. Vous devez en passer par les corvées : l’enregistrement des abonnés, la mise sous plis, la fabrication des cartons, et après quelques semaines, ou quelques mois, de ce régime, on pourra envisager d’autres taches. »
En AG, je fais mon numéro : « On va pas faire des groupes de parole, se regarder le nombril, “et comment tu sens les choses ?”. Quand on s’est lancés, en 1999, y avait un journal, à Rennes, qui s’appelait L’œil électrique. Tous les sujets, la mise en page, et quel angle on prend ?, ils en discutaient ensemble durant des journées. Résultat, quand le canard paraissait, ils étaient tellement crevés, ils n’avaient plus la force de le distribuer, alors qu’il leur restait le gros du boulot : la diffusion de leurs idées dans l’arène publique.
« Fakir n’est pas une démocratie. Nous sommes là, et c’est différent, pour apporter de la démocratie, vers l’extérieur, que notre journal demeure une voix dissonante, la plus forte possible. »

Pour être traité de « tyran », j’attends mon tour.
On ne pourra pas dire, au moins, que j’ai caché mon jeu.

Hédonisme

Y avait une grève de la SNCM, et j’étais parti en Corse, et en avion.
J’avais mal préparé le sujet.
Je chopais des bouts, dans un sens, dans l’autre, mais il me manquait le guide, nécessaire à tout reportage. Mon machin manquait de cohérence, pas de fil directeur, et dans ce décor paradisiaque, les montagnes qui se jetaient une mer bleue, je subissais un échec. J’avais honte. Je ruminais.
J’ai appelé Mermet, pour le prévenir, nerveux : « T’inquiète pas avec ça, il m’a réconforté. Profites-en. Va te baigner. »
Je n’ai pas été foutu de me baigner, quand même. Je n’avais pas mérité ce plaisir : c’était France Inter, les impôts, vous, qui m’aviez payé le voyage. Et je culpabilisais, sans déc, vachement soucieux des deniers publics.

Conseil

J’ai fait un entretien avec Cavanna, l’idole de mes quinze ans.
Daniel était pressé, il lui fallait des trucs à l’antenne, alors je l’ai monté un soir de réveillon, le 31 décembre, entre deux coupes de champagne : ça me faisait un prétexte pour échapper aux festivités. J’ai déposé le CD sur son bureau, avant la rentrée de janvier, et finalement, il a attendu six mois, au moins, peut-être un an, avant de le diffuser.
Passons.
Cavanna m’a apprécié, on s’est revus, et là, au bistro, comme ça marchait plutôt pas mal pour Siné, comme lui s’emmerdait avec Val à Charlie-Hebdo, il envisageait de lancer un journal à lui. À nous. Car, au vu de mon expérience, il me nommait d’emblée rédacteur en chef. Je n’y croyais pas trop, moi. J’avais déjà Fakir. M’enfin, si des rêveries comme ça l’aidaient à traverser sa vieillesse…
Et là, de sa voix chevrotante, il m’a lancé : « Votre plus gros travail, ça sera de repousser les médiocres. Les médiocres sont partout, ils accourent, ils se jettent sur les plus belles choses, ils en font du banal, du quelconque. Vous devrez tenir à l’écart les médiocres. »
Voilà la mission que me délivrait papy Cavanna.

J’avais éprouvé ce souci, déjà, à Fakir.
Des contributions se présentaient, mauvaises en général, des éditorialistes s’énervant devant leur poste télé – quand je réclamais de l’enquête, un regard, des efforts. J’avais résolu le problème, à ma manière : je ferais le canard seul, s’il le fallait, ou avec un commando à la rigueur. Quant à former des journalistes, ça me gonflait : on mettait un mois, avec eux, à pondre un papier que j’aurais torché en une semaine tout seul. Et en plus, il fallait qu’ils chipotent sur des virgules, qu’ils râlent. À d’autres, cette corvée.

Après deux décennies de Là-bas si j’y suis, Daniel Mermet continue à former des débutants. Avec impatience, parfois. Avec le sentiment de tout recommencer à zéro, sans doute. Avec des fois où ça colle et d’autres non – pas seulement pour la qualité professionnelle (des reporters extras sont partis), mais pour les relations personnelles aussi (il faudrait ici étudier les conjonctions astrales…).
La précarité lui permet, objectivement, sans qu’il l’ait formalisé, sans qu’il ait conscience de cette violence, de tester les impétrants – contrepartie d’un recrutement ouvert, sans concours d’entrée. De trier les jeunots selon leur « talent », c’est-à-dire, pour l’essentiel, selon leur constance dans l’effort.
À défaut d’un garde-chiourme, qui ferait le sale boulot, lui instaure comme une distance. On n’est jamais « copain », avec Mermet, rien de fusionnel : demeure toujours une réserve.

Importance

« Daniel appellerait la Maison blanche, il serait très surpris si Obama ne le prenait pas dans les dix minutes au bout du fil ! »
Je résumais ça dans une boutade.
Mermet est-il imbu de lui-même ? Sans doute, même si son assurance se mêle parfois, en public notamment, à une étrange timidité. Aucun doute, en revanche : il est imbu de son émission, une œuvre qu’il place – me semble-t-il – nettement au-dessus de lui. Là-bas si j’y suis lui apparaît comme un centre du monde, comme un pôle de la vie intellectuelle, et il doit parfois se demander comment ce monde, comment cette vie intellectuelle parviendront à survivre sans Là-bas si j’y suis !

Ces illusions sont parfois créatrices.
Les portes s’ouvrent devant sa certitude.
« J’ai appris la radio en montant les reportages à l’étranger de Daniel, m’expliquait mon pote Dillah. À l’autre bout de la planète, en Afghanistan, il rentre dans un salon de coiffure, et ça devient aussitôt chez lui, et dix minutes après, c’est le patron qui a la chance, le privilège que Mermet l’invite dans son salon ! »

Cette conviction est aussi nocive.
Daniel va regarder comme un traître, quasiment, tel cinéaste, qu’il a soutenu, et qui passe néanmoins, quel culot, dans une autre émission d’Inter que la sienne – avant de, éventuellement, se réconcilier avec lui. Et Daniel va priver de répondeur, « punir » en un sens, tel événement militant qui n’a pas associé Là-bas si j’y suis ou lui-même en amont. Et Daniel va se fâcher avec tel collaborateur, ou –trice, qui a eu l’audace de fricoter avec un magazine de France Culture.
Un genre de jalousie radiophonique, créant des psychodrames inutiles.

Les jeunes intellos

« Ça fait six mois que je suis dans le pédiluve, c’est bon, je suis prêt, en caleçon et tout, maintenant j’aimerais bien plonger dans la piscine ! »
C’est Dillah Teibi qui filait cette métaphore : à Là-bas si j’y suis, il se sentait entre deux portes, pigeant à l’occasion, mais jamais pleinement intégré à l’équipe. Il n’en souffrait pas, mais ça le lassait, s’en allant voir ailleurs s’il y était, chez Reuters TV ou à Radio Orient. Fallait l’observer sur le terrain, quand on faisait tandem, il courait à droite à gauche, interviouvait tous les passants à la volée, « hep, toi là-bas ! », quand j’aurais plutôt le style inverse, plan établi à l’avance, angle sûr, méticuleux. Il ramenait à Daniel des trucs un peu brouillons, à mon avis, qui partaient dans tous les sens. M’enfin, il nous ouvrait un univers, rentrait dans les quartiers sans trembler, aller vers les autres avec audace. Quand, à l’inverse, les petits-bourgeois – dont je suis – proliféraient dans le bureau 528.
Ou disons les choses autrement : les jeunes intellos.

Je voyais cette contradiction, dans le recrutement de Mermet.
C’est quoi comme émission ? Du re-por-tage, merde. Et il allait te chercher des mecs, des nanas, qui avaient tâté quoi, comme terrain ? Pas grand-chose. Même pas un mois en presse régionale. Qui s’étaient bien sûr jamais fadés les cuisines des restaus (moi non plus), ou les algecos dans le bâtiment (pas plus).
Ils arrivaient comme des fleurs fragiles. Je dis ça sans me moquer : ils me ressemblaient, je voyais en eux un reflet de moi. Ils avaient l’air très gentils, très bien, mais délicats. Ils sortaient de leur fac, la vie ne les avait pas trop brutalisés, un courant d’air serait pour eux une tempête, une voix qui s’élève ferait un bruit de tonnerre. Tu les imaginais mal bourlinguer en banlieue, Nagra sous le coude, sortir les vers du nez d’un maire, assumer la pression de Là-bas, avec la timidité qu’ils portaient sur eux. On les envoyait au casse-pipe : pas les épaules encore.
Les premiers temps, Mermet les chouchoutait, un statut à part, collaborateur qui soi-disant « donne des idées », qui lui imprime des papiers, qui sort quelques archives. Mais nous, qui crapahutions sur la carte de France, qui nous crevions le cul, qui nourrissions quotidiennement l’antenne, on se le demandait vite, quand même, « c’est quoi cet apparatchik qui ne quitte pas le burlingue, qui lève pas son cul du fauteuil ? »
Il le sentait bien, le mec, qu’il était pas à sa place.
C’était pas tenable. Il en attrapait des suées.
Fallait qu’il plonge dans même potage que nous, qu’il se noie ou qu’il surnage.

Certains ont surnagé avec brio, ont fait leur trou à Là-bas.
D’autres se sont noyés.
Benjamin fut brisé par cet échec, manifestement, à découvrir son courrier. Je l’avais prévenu, il me semblait, que ça serait pas un champ de roses, ou alors avec beaucoup d’épines – quand Mermet lui avait sans doute vanté la douceur des pétales.

Mais le souci demeure, pour moi, moins la sortie que l’entrée : qui Là-bas si j’y suis attire-t-il ? Des jeunes intellos. Alors que la pratique de ce métier réclame moins une thèse – au demeurant utile – sur « l’habitus des classes dirigeantes », ou un mémoire sur « les épigones de Chavez en Amérique du Sud » que de la débrouille, de la ruse, du toupet.
Et de l’endurance.

Œuvre

« Alors, quand est-ce que tu prends la relève ? »
Y a des auditeurs qui, à un moment, guettaient un successeur.
Pas moi, jamais !
D’abord, personnellement, je n’ai aucune envie de vivre sur ce rythme de dingo, à me demander tous les jours « comment je vais nourrir la Bête ? », encore moins le désir de diriger une équipe professionnelle. Et faudrait que je déménage à Paris. Nada. À la limite, si Philippe Val veut me faire plaisir, qu’il me confie une hebdo… dans l’heure du vendredi qu’il vient de supprimer à Là-bas ! Je crois que je m’en débrouillerais bien, mais sûrement pas une quotidienne.
Surtout, Là-bas si j’y suis c’est, pour moi, depuis le début, l’œuvre de Daniel Mermet, artiste avant tout. Je compare ça aux peintres de la renaissance italienne, Botticelli, Raphaël, Michel-Ange. Ils travaillaient dans un atelier, il paraît (je ne suis pas un spécialiste), avec de jeunes apprentis, qui dessinaient les mains, les cheveux, les chaussures, et le maître contrôlait, corrigeait, se réservait les visages, et à la fin c’est lui qui signait tout seul. Là, le maître nous laisse signer un peu, notre nom est mentionné au moins en début et en fin de reportage. Mais nous participons à son œuvre à lui, qui cessera avec lui.
Dès le départ, cette règle m’a paru claire.

Avec Mermet à la Maison de la Radio, j’ai retrouvé un peu mon père, à la maison tout court.
Exigeant.
Des colères froides, à l’occasion.
Avec qui l’expression était retenue, jamais pleinement libre.
Un côté George Bush Junior, « you are with me or against me ».
Avec qui, en tout cas, les désaccords étaient compliqués.
Et cette espèce d’énergie, de hargne que l’âge n’efface pas.
Ni chez l’un ni chez l’autre.
Qu’est-ce qui le poussait, mon père, à se lever à cinq heures du matin jusqu’à sa retraite pour partir à l’usine (comme cadre) ? Ou à consacrer ses week-ends à des tableaux Excel pour mesurer le rendement des petits pois ?
Qu’est-ce qui pousse Daniel, à soixante-dix ans maintenant, à tenir sa quotidienne, l’esprit préoccupé, constamment, toujours aux aguets d’un sujet ?
L’un vient du lumpenprolétariat, l’autre de la lumpenpaysannerie – et obscurément, les origines sociales ne me semblent pas étrangères à cette volonté presque rageuse, à cette âme pas en paix, toujours en guerre.

« La belle-fille de Ferré va faire paraître un bouquin, m’annonce ce matin une copine. Il paraît qu’il était pas facile. »
Tu m’étonnes : il faut des hommes spéciaux pour faire des choses spéciales.
Que restera-t-il de littérature, de cinéma, de peinture, de théâtre, de chanson, de politique, de poésie ici bas, si l’on enlève les « pas faciles » ? S’il ne demeure que les « gens sympas », les « juste quelqu’un de bien, sans grand destin » ? Si l’on retranche les torturés, les névrosés, les mal dans le monde et qui ont mal au monde et qui se cognent au monde et qui fécondent le monde ?
Ça n’excuse pas tout. Et des garde-fous sont les bienvenus pour protéger l’entourage – professionnel ou familial.

Séparations

Ça peut devenir étouffant, Là-bas si j’y suis.
Tu penses Là-bas, tu vis Là-bas, alors quand tout ce dévouement se heurte, ou plutôt non : s’enfonce mollement dans l’indifférence du patron, quand tes propositions ne plaisent plus, quand un sujet tourné-monté n’est pas diffusé, quand tu es miné par un refus, quand tu éprouves comme une dépendance affective, c’est pas compliqué : faut aller respirer ailleurs.
C’est comme un couple, faut se séparer, des fois. Pour mieux se retrouver.
Et le premier qui appelle a perdu.
Y a pas seulement Daniel, dans mon cas : j’ai craint de devenir bête, à courir d’un reportage à l’autre, en un genre de zapping, d’agitation vaine, d’y perdre mon horizon, mon centre de gravité. Dispersé, il fallait que je me rassemble.

J’ai arrêté six mois, à peu près, d’abord pour écrire La Guerre des classes.
Et idem pour Leur grande Trouille.
(J’ai échappé aux drames Brygo et Fernandez, du coup.)
Chaque fois, Daniel m’a rappelé, et j’ai repris du service avec gaité, ayant refait le plein d’énergie et d’envies.

Si j’ai quitté Là-bas en juin 2012, enfin, et plus durablement, c’est pour des raisons strictement privées. Peut-être l’usure, aussi. Sans rien de définitif.

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« Alors, Daniel Mermet… ? »
Rares sont les soirées où, en déplacement, j’échappe à cette interrogation – qui demeure souvent en suspens, tant l’implicite est connu : est-il un harceleur despotique ?
« C’est pas un saint, je modère. Mais c’est pas le diable non plus : pour l’instant, je n’ai aperçu ni ses oreilles pointues ni sa queue fourchue. »

La critique de Mermet – pas seulement de son management, mais de sa ligne éditoriale, de ses invités, de son ton – est plus que légitime, nécessaire, comme de toute personne qui exerce un pouvoir, qui occupe une position dans l’espace public.
Les papiers que je lis, en revanche, relèvent moins de l’enquête que de l’exécution, davantage de la vengeance personnelle que du souci de justice pour l’homme et pour son œuvre.
Pour l’homme, mi-ange mi-bête, ou ni ange ni bête, avec ses zones d’ombre, avec ses fautes, avec ses hontes, mais également avec sa lumière et sa gloire : dans ce portrait tout en obscurité, je ne reconnais pas mon patron.
Pour l’œuvre, surtout, car elle existe, tout de même, et on ne saurait compter pour rien cette heure de dissidence qui, chaque jour, a donné la parole aux damnés de la terre, à une classe ouvrière oubliée, méprisée durant ces décennies, cette parenthèse de lucidité qui a ouvert au grand public des intellectuels dissidents, Castoriadis, Lordon, Hazan, ces dix points d’audimat qui ont parfois sorti nos travaux – PLPL, Le Plan B, Fakir, le rassemblement des Glières, etc. – de la confidentialité, cette véritable université populaire qui, chaque jour, a éveillé au monde, à la politique, des milliers d’auditeurs.
Pourquoi tout cela devrait-il s’effacer derrière la souffrance, bien réelle, de quelques salariés ? Pourquoi ce malheur pèserait-il le poids du plomb, et le bonheur délivré, celui de la plume ? Pourquoi la balance serait-elle pareillement truquée ?

Car il ne suffit pas qu’on découvre à Daniel Mermet une tache : il faut maintenant qu’on le résume à cette tache, en une sorte de maccarthysme passé à gauche. Il ne suffit pas qu’on fasse tomber, avec fracas, la statue du Commandeur, il faut maintenant qu’on le traîne dans la boue, que chacun y aille de son petit glaviot sous forme de « commentaire », que l’attaque tourne au lynchage.
Moi qui pratique un journalisme engagé, de lutte, depuis quatorze ans maintenant, jamais je n’ai traité mes adversaires – Gilles de Robien, Bernard Arnault, Jean-Charles Naouri – avec cette violence personnelle, psychiatrisant leur cas, leur découvrant des perversions. J’ai combattu Dominique Strauss-Kahn – nous avons d’ailleurs fait son procès avec Là-bas – mais au lendemain de l’affaire du Sofitel, alors que la horde des journalistes se jetait sur le sang et le sperme avec délice, je n’ai plus publié une seule ligne.
Je ne veux pas être de cette meute, ni aujourd’hui ni hier.

Je le disais en préambule : je suis rentré à « Là-bas si j’y suis » méfiant.
Et j’avais bien raison : le bonhomme a des défauts gros comme lui, un employé averti en vaut deux. Mais il a des qualités à sa mesure. Et j’en sors avec davantage de respect pour son travail, et davantage d’affection pour lui.
En prenant le large, parfois, la joie venant souvent après la peine, voire beaucoup de peine, mais durant sept années, Daniel Mermet m’a offert un espace de liberté, de créativité, d’engagement, d’humour aussi, comme je n’en retrouverai sans doute plus dans ma carrière. Ça compte.

Je l’assure, et maintenant plus que jamais, de mon estime et de mon attachement.

Amiens, le vendredi 5 juillet 2013.
François Ruffin.

PS : Agnès Lebot (ancienne assistante), Khoi Nguyen (ancien réalisateur), Christophe Imbert (ancien chef du répondeur), Dillah Teibi (ancien reporter), Francesco Giorgini (ancien reporter), Charlotte Perry (actuelle reporter), Antoine Chao (actuel reporter) et Giv Anquetil (actuel reporter) ont pris connaissance de ce texte avant publication (pas Daniel Mermet). Ils l’ont globalement approuvé.

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